Peu de journalistes ont été autorisés à pénétrer dans la cathédrale Notre-Dame de Paris pendant la période de restauration aussi souvent que Sophie Laurant, grand reporter au Pèlerin. Et encore moins de photographes ont obtenu des autorisations aussi fréquemment et aussi largement que Stéphane Compoint, photojournaliste indépendant. Gary Lee Kraut a eu le privilège d’interviewer ces deux témoins clés d’une restauration éblouissante. Portraits, autoportraits et photos de couvertures de magazine de Stéphane Compoint. Voir ici pour la version anglaise de cet article.
En regardant les flammes s’élever et la flèche tomber sur la cathédrale Notre-Dame le 15 avril 2019, ceux qui vivaient à Paris ou l’avaient déjà visitée ont ressenti un sentiment de perte presque personnel. Notre-Dame était vraiment « notre » Dame, qu’elle soit vue dans les yeux d’un croyant ou non. Même parmi les centaines de millions de personnes qui ont vu les images du sinistre mais n’ont pas encore eu le plaisir de visiter la capitale française, beaucoup ont qualifié l’événement de calamité ou de tragédie. La plupart ont éprouvé ce sentiment de perte durant des jours.
Mais pour certains, il n’y a pas eu de temps pour le chagrin. L’incendie a été un appel à l’action – pour les pompiers, le Président et les représentants de l’Etat (Notre-Dame appartient à l’État français), ceux de l’Église catholique, les architectes des monuments historiques, les échafaudeurs, les logisticiens, les spécialistes de la restauration, les responsables des fondations qui ont accepté puis géré des dons s’élevant à 840 millions d’euros (940 millions de dollars à l’époque), etc. Même activité intense chez les journalistes et les photographes. J’ai moi-même reçu un appel de la chaîne américaine NBC Philadelphie la nuit de l’incendie, mais aucun média ne pouvait entrer dans la cathédrale durant ces premiers moments. Et même plus tard, lorsque le risque d’inhaler de la poussière de plomb a diminué, l’entrée de médias a été très soigneusement limitée.
Parmi ceux qui ont pu entrer à plusieurs reprises dans le monument meurtri entre 2020 et 2024, se trouvent la journaliste Sophie Laurant et le photographe Stéphane Compoint, tous deux travaillant pour Le Pèlerin, un hebdomadaire chrétien d’informations générales, le plus ancien hebdomadaire de France à être publié sans interruption depuis sa fondation, en 1873.
Peu de journalistes ont été autorisés à pénétrer dans la cathédrale pendant la période de restauration aussi souvent que Sophie Laurant, grand reporter histoire et patrimoine au Pèlerin. Et encore moins de photographes ont obtenu des autorisations aussi fréquemment et aussi largement que Stéphane Compoint, photojournaliste indépendant spécialisé dans l’architecture, le patrimoine et la photographie aérienne, et lauréat du World Press Photo, chargé par Le Pèlerin de couvrir le projet de restauration. Stéphane avait gagné ses galons de photographe de Notre-Dame bien avant l’incendie puisqu’en 2013, il avait réalisé une étude photographique majeure de la cathédrale pour une édition spéciale du Pèlerin, produisant des photographies qui sont devenues une documentation historique précieuse de l’état de la cathédrale avant l’incendie. Entre la date de l’incendie et la réouverture, il a photographié Notre-Dame à 63 reprises de l’intérieur et presque autant de l’extérieur !
Quelques jours après la réouverture de la cathédrale aux visiteurs—catholiques et non catholiques—le 8 décembre, j’ai eu l’occasion d’interviewer Sophie et Stéphane, par écrit. Comme vous pourrez le lire dans l’entretien combiné ci-dessous, il s’agit d’un témoignage précieux sur le processus de restauration et ses réalisations techniques, sur son impact émotionnel et sur l’investissement collectif et individuel, y compris le leur.
Gary Lee Kraut : De par votre travail vous avez une sensibilité aiguisée pour le patrimoine en général et pour le patrimoine religieux en particulier. Vous devez bien connaître toutes les cathédrales gothiques de France. Mais avant de voir ces édifices de l’œil d’un journaliste professionnel, quel était votre rapport avec ces magnifiques mastodontes du moyen âge ? Vous rappelez-vous de la toute première fois que vous avez visité Notre-Dame ?
Stéphane Compoint : Parisien depuis toujours, j’ai grandi dans le 6ème arrondissement, mes collège et lycée étaient très proches de Notre Dame : la cathédrale a toujours fait partie de mon paysage proche !
Ma famille était plutôt laïque, voire anticléricale… Mais mon grand-père maternel s’est rapproché du Dieu de la religion catholique après la disparition tragique de son fils ainé (mon oncle, donc), qui est mort noyé en voulant sauver un ami, lequel s’en est sorti. Il est donc devenu croyant, s’est mis à aller à la messe régulièrement et m’emmenait très souvent dans les églises du quartier (Saint Germain des Prés, Saint-Sulpice, Saint Séverin, Notre Dame des Champs, Saint Germain l’Auxerrois mais aussi Notre Dame) dès mon plus jeune âge. Au moins, ça m’a appris à être patient car, à l’âge de 6 ans, la messe peut sembler longue ! Si j’étais sage, j’avais droit à une boite de Lego à la sortie !
Sophie Laurant : D’abord, j’ai grandi à Bourges, une jolie cité médiévale située exactement au centre de la France. Or, cette ville possède l’une des plus belles cathédrales gothiques de France, construite à partir de 1195. Elle est légèrement postérieure à Notre-Dame (dont le chantier commence en 1163) et contemporaine de Chartres. En outre, mon père était professeur d’histoire et faisait souvent visiter ce monument dont tous les habitants sont fiers, à des amis ou des membres de la famille venus en visite. Si bien que j’ai appris très jeune à distinguer l’art gothique de l’art roman ! Mon père nous expliquait que Bourges était fameux pour le rouge de ses vitraux alors qu’à Chartres, c’était le bleu qui éblouissait. Il nous faisait remarquer que notre cathédrale, contrairement à la plupart, n’avait pas de transept mais une forme de carène de bateau renversée.
Je ne me souviens pas en revanche de ma première visite à Notre-Dame de Paris. Ce fut sans doute avec mes parents, lorsque nous « montions » à Paris en touristes. Cependant, je me rappelle que lorsque j’étais étudiante, j’étais entrée, un peu par hasard, un dimanche après-midi où je me sentais très seule dans la capitale. Et, par hasard, je suis tombée au moment du traditionnel concert d’orgue hebdomadaire. C’était magnifique et je suis ensuite revenue plusieurs fois. Surtout que c’était gratuit : une aubaine pour une étudiante !
Gary Lee Kraut : Où étiez-vous le 15 avril 2019 quand vous avec pris appris que Notre-Dame était en flammes et comment s’est déroulé votre soirée ?
Stéphane Compoint : J’étais chez moi, attaqué par des sanglots ! Mais je suis entré très vite dans une longue conversation téléphonique avec Catherine Lalanne (la rédactrice en chef de Pèlerin), ce qui nous a tous les deux projetés dans un futur proche et dans l’action, ce qui m’a fait un bien fou ! Car nous étions un lundi, jour de bouclage des hebdomadaires, et il a fallu tout de suite mettre en place une stratégie éditoriale adaptée, modifier l’édition à paraitre le jeudi suivant et mettre en route un n° hors-série à paraitre le vendredi suivant…. La semaine fut très courte en heures de sommeil mais au moins nous étions dans le travail plutôt que passif face à cette immense perte !
Sophie Laurant : J’étais dans le métro, je rentrais chez moi du travail. J’ai reçu le SMS d’une consœur, mais je n’ai pas réalisé que c’était grave. C’est seulement arrivée au pied de mon immeuble que j’ai reçu l’appel de ma rédactrice en chef, Catherine Lalanne : elle venait de demander qu’on recule le bouclage de notre numéro hebdomadaire qui partait à l’imprimerie, comme tous les lundis soirs. Elle a juste eu le temps de faire insérer une grande photo avec une légende. Du coup, j’ai suivi tous les événements devant ma télévision, tout en dialoguant avec un ami restaurateur de monuments historiques qui m’expliquait que les départs de feu sont la terreur des entreprises qui restaurent les charpentes. Je n’ai éteint la télé que lorsqu’on a appris que le monument était sauvé. Et le lendemain matin, je suis passée exprès en bus devant la cathédrale : j’avais besoin de vérifier de mes yeux qu’elle était toujours bien là. J’ai même pris une photo à travers la vitre, un peu rassurée. Dès je suis arrivée au journal, nous avons décidé de republier notre hors-série paru en 2013 pour les 850 ans de la cathédrale, avec évidemment une actualisation. Sur chaque numéro, 1 € était reversé pour la collecte en faveur de Notre-Dame. Nous avons vendu 33 000 exemplaires… Nous avons donc eu, dès le début, le sentiment d’être utiles. C’était important pour surmonter ce désastre. D’ailleurs, les architectes ont demandé à consulter les images de Stéphane qui devenaient des documents historiques.
Gary Lee Kraut : Quand avez-vous pu rentrer à Notre-Dame pour la première fois après l’incendie ? Pouvez-vous nous raconter l’aventure et vos impressions ?
Stéphane Compoint : Malgré le statut d’hebdomadaire chrétien, les tractations entre Le Pèlerin et les responsables médias du chantier pour me laisser accéder au site furent très difficiles. Finalement, c’est du général Jean-Louis Georgelin lui-même (chef de l’Établissement Public chargé de reconstruire la cathédrale*), croyant et sensible au travail photographique à mi-hauteur (en ballon captif) que j’avais réalisé en 2013 pour le 850e anniversaire de la cathédrale, que viendra le salut. Nous lui avons offert des grands tirages de ces photographies, avec lesquelles il a décoré son bureau… Et j’ai pu entrer pour la première fois dans la cathédrale blessée le 3 mars 2020, soit 10 mois et demi après l’incendie.
Sophie Laurant : Ce fut seulement le 21 octobre 2020. Car durant la première année, les équipes étaient occupées à dépolluer le plomb et à consolider la cathédrale. En outre, se mettait en place, sous la direction du général Georgelin nommé par le président de la République Emmanuel Macron, toute une administration pyramidale qui filtrait les demandes de la presse. Heureusement, au Pèlerin, nous avions publié en 2013, un hors-série entièrement consacré à Notre-Dame, réalisé avec l’aide du clergé. Stéphane a pu déjà effectuer un premier reportage en mars 2020. Ensuite, Catherine a insisté, insisté sans cesse, auprès du général et du service de communication de cet établissement public chargé de la restauration. Finalement, ils ont accepté que nous soyons « partenaires », c’est-à-dire, que nous puissions assez régulièrement, suivre le chantier, en images et en textes. Ce n’était pas beaucoup mais c’était plus que la plupart des autres médias.
De cette première visite, je garde le souvenir des échafaudages à escalader, de la vue incroyable sur Paris qui se dévoilait alors. Quand nous sommes arrivés sur le sommet des murs de la cathédrale, j’ai vu les poutres calcinées encore fichées dans les angles de la croisée du transept : c’était ce qui restait de la base de la flèche ! J’ai ressenti une impression de désolation. Là, tout à coup, je me rendais compte de l’ampleur de la tâche qu’il restait à accomplir.
* NDLR : La cathédrale Notre-Dame étant propriété de l’État français, c’est à l’État qu’incombe l’entretien de l’édifice. Dès le lendemain de l’incendie, le président Emmanuel Macron a annoncé son souhait que la reconstruction soit achevée dans les cinq ans. Le lendemain, le général Jean-Louis Georgelin est nommé à la tête du projet. Le général ne vivra pas le temps de la réouverture puisqu’il décède dans un accident de randonnée le 18 août 2023.
Gary Lee Kraut : Les recherches préalables à la restauration étaient l’occasion pour les spécialistes d’approfondir leurs connaissances de l’édifice et de son histoire. Y avait-il des découvertes ou des analyses qui vous ont particulièrement surprise ou impressionnée ?
Sophie Laurant : Oui, les chercheurs ont été les premiers à se mobiliser, dès le lendemain de l’incendie. A l’Association des journalistes du patrimoine*, nous avons d’ailleurs organisé très vite une rencontre avec certains d’entre eux. Leur premier message était le suivant : « nous avons beaucoup d’informations sur Notre-Dame et nous voulons les mettre au service de sa restauration. » Tout de suite après, les architectes** leur ont demandé de réaliser des prélèvements, des analyses, des études, des relevés dans le monument afin de documenter au maximum tous les éléments, y compris les débris. Ces études très poussées leur ont permis de préciser leur stratégie de restauration. Par exemple, de choisir un calcaire très similaire à celui d’origine pour tailler les pierres nouvelles.
Au fil des cinq ans, les scientifiques ont découvert énormément de nouvelles informations sur Notre-Dame. Par exemple, que ses murs étaient consolidés par d’énormes agrafes de fer. On ne pensait pas que cette technique était autant utilisée dès le XIIe siècle. Mais la découverte la plus spectaculaire est sans aucun doute, la mise au jour, lors de fouilles archéologiques à la croisée du transept, des morceaux de sculptures de grande qualité du jubé médiéval. Ce mur décoratif servait au Moyen Age à fermer le chœur de l’église et à séparer l’espace sacré où était dite la messe, de l’espace plus profane de la nef où le public venait écouter l’office (mais ne voyait pas). Au XVIe siècle, la liturgie catholique évolue, poussée par la Réforme protestante. Les jubés sont détruits dans presque toutes les églises et cathédrales afin de rapprocher le clergé de l’assistance et de mieux faire comprendre le rite.
Cependant, comme les personnages sculptés représentent le Christ, Marie, les apôtres… les ouvriers avaient l’habitude d’enterrer pieusement sur place les morceaux qu’ils démontent. C’est ainsi qu’on a retrouvé des morceaux du jubé dans de nombreuses cathédrales, comme Bourges ou Chartres. Mais là, à Notre-Dame, ce qui est incroyable c’est qu’on a pu sauvegarder les couleurs des sculptures avant que l’air ambiant ne les détruise. Et l’on découvre ainsi que certains personnages de l’Evangile ont les yeux bleus, un teint délicatement rosé, comme sur les enluminures ! C’est magnifique. On peut les voir en ce moment exposés au musée de Cluny, à Paris. Et j’ai appris qu’une tête qui avait été retrouvée au XIXe siècle lors de précédents travaux, et qui se trouve aujourd’hui à l’université américaine Duke, en Caroline du Nord, s’adapte exactement à un buste qui vient d’être retrouvé, en mars 2022. La chercheuse américaine Jennifer Feltman avec le projet « Notre-Dame in color » poursuit la recherche avec ses collègues français pour rassembler tous les morceaux…
Stéphane Compoint : En tant que photo-journaliste, j’ai participé à de nombreuses campagnes de fouilles archéologiques dans le Monde (en Égypte, Turquie, Pérou, Chili, etc.) dont celle sur les fouilles sous-marines sur les vestiges du Phare d’Alexandrie en 1995-1997, où j’ai reçu un World Press Photo. J’ai été donc particulièrement ému par la découverte des vestiges du jubé médiéval, au printemps 2022 : voir un visage du Christ, les yeux clos, émerger des brosses et pinceaux des archéologues au beau milieu de la croisée du transept, c’est quelque chose que je n’oublierai jamais. Je me souviens aussi de la réaction du chef des archéologues, qui se trouvait à côté de moi à ce moment précis : « La plus grande émotion de toute ma carrière ! ». Et puis, j’étais le seul photographe de presse sur le site ce jour-là, ce qui m’a également procuré une grande satisfaction professionnelle !
* NDLR : Sophie Laurant a été présidente de l’Association des journalistes du patrimoine du 2016 to 2022. Gary Lee Kraut servait du secrétaire général du 2016 à 2020. Stéphane Compoint est également membre.
** En France, les monuments historiques sont conservés par des architectes spécialisés appelés « architectes des Bâtiments de France ». Ces fonctionnaires confient les chantiers de restauration à d’autres spécialistes, les « architectes en chef des Monuments historiques ». Philippe Villeneuve est l’architecte en chef des monuments historiques à la tête du chantier de restauration de la cathédrale.
Gary Lee Kraut : En préparant vos articles sur les multiples facettes de la restauration, vous avez pu rencontrer de nombreux artisans, ouvriers et responsables, à Paris et à travers la France. Y a-t-il une ou plusieurs personnes dont l’approche ou la personnalité vous a particulièrement impressionnée ou fascinée ?
Sophie Laurant : Ce sont tous des passionnés et des artisans de très haut niveau. J’ai beaucoup apprécié de rencontrer la restauratrice de peintures, Marie Parant, qui a coordonné un des groupes qui restaurait les peintures des chapelles du chœur de Notre-Dame. Cette professionnelle est une admiratrice d’Eugène Viollet-le-Duc*, l’architecte qui les a peintes, au XIXe siècle et elle m’a invitée deux fois dans son atelier, à Bastille, pour me montrer sa documentation et me faire comprendre la qualité de ces couleurs. Elle a aussi participé à la chorale des compagnons qui s’est formée entre tous les intervenants, qu’ils soient archéologues, logisticiens ou tailleurs de pierre. Ils ont chanté le 11 décembre dans la cathédrale pour célébrer la communauté de travail qu’ils ont tous formé. Il y a réellement eu un « effet Notre-Dame » que nous sentions chez tous : mélange de fierté devant un tel monument, de joie de travailler à un projet commun, d’élan vers plus grand que soi.
J’ai aussi été marquée par la personnalité forte de Loïc Desmonts, un tout jeune patron charpentier (il a 25 ans), qui redéveloppe, en Normandie, l’art d’ériger des charpentes à la façon médiévale : avec ses équipes, il taille le bois encore vert et utilise des outils manuels. Il défend aussi « l’art du trait à la française » qui est une façon de tracer, à l’échelle 1, les épures de chaque pièce de charpente, sur le sol, avant de les tailler. Cet art est reconnu par l’Unesco. Chez lui, j’ai rencontré des membres de l’ONG « Charpentiers sans frontières ». Notamment deux artisans américains qui m’ont parlé, les larmes aux yeux, de leur amour pour Notre-Dame, pour laquelle ils sont venus en France, donner un coup de main à leurs collègues français. Car il existe très peu de charpentiers, dans le monde, qui savent encore tailler des charpentes à l’ancienne.
Enfin, je citerai Iris Serrière, qui est vitrailliste dans l’entreprise de sa mère, la restauratrice et créatrice de vitraux, Flavie Vincent-Petit, à Troyes. Cette jeune fille très réfléchie et joyeuse, hésitait, quand je l’ai rencontrée, entre devenir théologienne ou maître-verrier ! Peut-être, se disait-elle, qu’elle pourrait pratiquer les deux… L’atelier familial a restauré une partie des 24 baies hautes de la cathédrale. Les deux femmes m’ont confié leur émotion de s’inscrire dans une lignée de maître-verriers, de retrouver et continuer à « allier l’intelligence, le geste et la spiritualité » pour « redonner à lire ces vitraux ».
Stéphane Compoint : J’ai été très impressionné par la connaissance encyclopédique du monument par Philippe Villeneuve, l’architecte en chef, et par la sureté de ses prises de décisions, cruciales mais qui n’avait rien d’évidentes, dans les jours qui ont suivi l’incendie. J’ai aussi beaucoup apprécié la personnalité du chef des échafaudeurs, Didier Cuiset, dont le cursus académique se limite à un bac -3 mais dont le savoir-faire est exceptionnel. Comme de nombreux compagnons, il est d’origine modeste et a reçu une éducation où on est peu enclin à parler de soi-même, mais il a fallu qu’il apprenne aussi le faire-savoir pour satisfaire les médias… et il beaucoup progressé en cinq ans !
*NDLR : Viollet-le-Duc a dirigé une importante restauration de Notre-Dame au milieu du XIXe siècle. Ce faisant, il a également ajouté de nouveaux éléments, comme les chimères, ces sculptures de créatures imaginaires et en a remplacé d’autres comme la flèche qui s’est effondrée lors de l’incendie et qui a été reconstruite depuis.
Gary Lee Kraut : Y a-t-il un moment dans vos recherches qui vous a particulièrement surpris ou marqué ?
Sophie Laurant : Je pense à un moment dont je me souviendrai longtemps : au printemps 2022, je devais interviewer le grutier qui pilotait la très grande grue de 80 mètres de haut. Elle a accompagné tout le chantier. Celui-ci m’a fait monter en ascenseur jusqu’à une minuscule plateforme, à 60 mètres de haut où l’on doit ensuite prendre une échelle à crinoline pour franchir les 20 derniers mètres avant d’arriver à sa cabine chauffée et confortable… Déjà, j’avais le vertige, mais j’ai eu peur de rester paralysée au milieu de l’échelle, suspendue dans le vide… J’ai préféré renoncer, car si jamais j’avais bloqué le chantier par une crise de panique, je n’aurais sans doute plus jamais eu le droit d’entrer à nouveau. Le grutier, très à l’aise, m’a donc proposé de faire l’interview sur la minuscule plateforme ! Je n’étais guère plus tranquille, mais je n’ai pas osé refuser. Alors, dans le froid, le vent, avec la grue qui oscillait légèrement, j’ai rassemblé mon courage, évité de regarder les ouvriers minuscules qui œuvraient plus bas, sur le toit provisoire de Notre-Dame, et je lui ai posé mes questions. Je suis assez fière d’avoir réussi, car chez moi, j’ai le vertige sur un tabouret !
Stéphane Compoint : A l’été 2020, j’ai été marqué par la rencontre inattendue avec la partie sommitale de la flèche calcinée, encastrée dans l’extrados de la nef, lors d’une fin de journée de reportage, à une heure et demi du matin : j’étais entré à 7h30, sans pouvoir manger ou boire durant ces 18 heures, mais cette vision et cette photo valait bien tous ces efforts ! A l’automne 2020, il y a aussi cette première vue générale extérieure tant attendue, qui englobe toute la charpente dévastée, que j’ai pu prendre grâce à mon trépied géant (de ma conception) que j’ai élevé à une quinzaine de mètres au-dessus de la croisée dévastée.
Gary Lee Kraut : Estimez-vous que le public ait été bien informé pendant toute cette période de réhabilitation de Notre-Dame ? As-tu rencontré des difficultés en faisant tes reportages ?
Sophie Laurant : Il y a eu énormément d’articles au final. Toute la presse internationale a couvert le chantier, de près ou de loin. Mais il est vrai que l’Etablissement public a choisi les médias qui pouvaient accéder sur le chantier et a restreint l’accès. Certaines raisons sont compréhensibles : la cathédrale était entièrement couverte de poussière de plomb. Donc, il fallait se déshabiller entièrement dans un sas, se vêtir d’une combinaison jetable et prendre une douche avec shampoing au retour du reportage. Comme tous les ouvriers d’ailleurs qui pénétraient « en zone sale ». D’autre part, le chantier devait se mener en cinq ans, donc les équipes n’avaient pas beaucoup de temps à accorder à la presse. Mais c’est sûr qu’il était difficile à vivre, pour les journalistes, de devoir demander sans cesse des autorisations pour toutes les interviews des acteurs du chantier… Et encore, au Pèlerin, nous avons eu le privilège de suivre régulièrement les opérations : je suis entrée sept fois en cinq ans sur le chantier et Stéphane presque dix fois plus.
Gary Lee Kraut : Sophie, vous avez rédigé la plupart des textes, et Stéphane, vous avez pris les photos pour le hors-série important sur ce « chantier d’exception » publié par Le Pèlerin la semaine de sa réouverture. Ces reportages signalent-ils pour vous la fin de l’aventure Notre-Dame ?
Stéphane Compoint : Après la réouverture, Le Pèlerin va évidemment alléger la couverture écrite et photographique du chantier. Néanmoins, le celui-ci va durer encore trois ans environ à l’extérieur de la cathédrale, notamment au niveau de l’abside et des arcs boutants de la nef et du chœur : nous nous efforcerons donc d’être présents aux moments clés de ces travaux.
Sophie Laurant : Nous allons continuer de suivre les travaux qui désormais se concentrent sur le chevet et les pignons de la cathédrale, à l’extérieur. Stéphane va aussi essayer de documenter de manière exhaustive la cathédrale telle qu’elle est aujourd’hui, comme il l’avait fait en 2013. Et nous allons être attentifs au choix du maître-verrier qui doit proposer de nouveaux vitraux pour le sud de la nef ; à la pose de tapisseries contemporaines, dans les chapelles nord, d’ici dix-huit mois ; à la création prochaine d’un musée de l’œuvre de la cathédrale, dans l’hôtel-Dieu, sur le parvis… parvis qui va être entièrement remodelé et modernisé pour un meilleur accueil des visiteurs. Nous publierons sans doute beaucoup de ces reportages sur notre site internet, dans les années qui viennent.
Gary Lee Kraut : Après avoir suivi de près la restauration ces 5 dernières années, votre regard sur la cathédrale a-t-il changé ?
Sophie Laurant : Oui. Je la connais désormais très bien alors qu’elle n’était pour moi qu’une cathédrale parmi d’autres dans laquelle je n’entrais pas si souvent avant l’incendie. Et puis, je me souviens surtout des murs gris, de la pénombre, de la foule… Là, elle est blonde, propre, extrêmement bien éclairée. Cela met en valeur les tableaux (tous nettoyés) comme dans aucune autre église en France.
Stéphane Compoint : La première chose qui a changé dans mon regard sur la cathédrale, c’est que j’ai pu mieux mesurer à quel point le travail des bâtisseurs du XII° et XIII est parsemé de prouesses techniques ! Car pouvoir écouter régulièrement et longuement les architectes en chef sur le terrain, cela vaut tous les cours magistraux d’architecture en amphi ! J’ai donc appris beaucoup de choses passionnantes sur une discipline, l’architecture, qui m’a toujours intéressée (mon père était architecte). Quant à mon regard, il a changé car nous sommes passé d’une cathédrale obscure à une cathédrale lumineuse. Et moi, comme beaucoup de photographes, j’aime la lumière ! Enfin, je sais que, à l’avenir, je verrai des images d’artisans d’art et de compagnons au travail se superposer à ma vision actuelle lors de mes prochaines visites de la cathédrale restaurée : un privilège !
Pour en savoir plus sur le travail journalistique de Sophie Laurant, voir ici.
Pour en savoir plus sur le travail photographique de Stéphane Compoint, voir ici.
La réservation (gratuite) pour visiter Notre-Dame n’est pas obligatoire. Cependant, elle est vivement conseillée pour un temps d’attente réduite.Voir ici.
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